
Le Prix Prince Pierre de Monaco vient confirmer ce que lecteurs et critiques savaient déjà : Louis-Philippe Dalembert est un citoyen des lettres, un écrivain de la traversée, capable de relier les tragédies du passé et les urgences du présent. Entre Port-au-Prince et Paris, entre la Méditerranée et le Mississippi, il compose une géographie intime du monde, celle d’un homme qui écrit pour relier.
La littérature haïtienne dans la diaspora se porte bien, étonnamment bien, comme un vieux navire qui continue de tracer sa route sur une mer en furie. De Dany Laferrière, académicien siégeant au Quai Conti face à la Seine, à Louis-Philippe Dalembert, en passant par Makenzy Orcel et tant d’autres compatriotes écrivant en France, au Canada ou ailleurs, les voix haïtiennes s’élèvent, vibrantes, têtues, traversant les tempêtes d’un pays qui vacille mais dont les mots tiennent encore debout. Même si Haïti traverse depuis plus de quatre ans une crise systémique, sa littérature et son histoire demeurent solides et tenaces, comme une tap-tap colorée qui grimpe les mornes cabossés sans jamais caler.
Louis-Philippe Dalembert incarne aujourd’hui cette vitalité, cette fidélité à la parole et au monde. Né à Port-au-Prince en 1962, poète, romancier et essayiste, il est de ces écrivains voyageurs qui portent dans leurs bagages un morceau de chaque lieu traversé. Formé à Cuba, docteur en littérature comparée de la Sorbonne, il a choisi l’errance comme patrie et la langue française comme refuge mouvant. Son œuvre, traduite dans de nombreuses langues, fait entendre la rumeur des ports et la respiration des peuples déplacés. Ses romans – Le crayon du bon Dieu n’a pas de gomme, Avant que les ombres s’effacent, Mur Méditerranée, Milwaukee Blues – sont des passerelles entre les continents, des récits-pirogues qui transportent les exilés, les oubliés, les survivants.
Son écriture, ample et poétique, tisse les fils du français et du créole comme on coud une blessure ouverte. Chez Dalembert, l’exil n’est pas un thème mais une condition humaine, une mer intérieure où l’on rame à la recherche d’une rive. Il écrit pour relier, pour que la langue devienne ce lieu où le monde entier peut se reconnaître. C’est sans doute ce souffle universel que le Prix littéraire de la Fondation Prince Pierre de Monaco a voulu saluer, le 14 octobre 2025, en lui décernant sa plus haute distinction pour l’ensemble de son œuvre. Après le Prix de la langue française, le Prix Goncourt des lycéens belge et le Prix de littérature mondiale de la Foire de Leipzig, cette nouvelle récompense consacre une voix majeure, à la fois enracinée et cosmopolite, portée par une humanité inaltérable.
Pendant que Dalembert reçoit les hommages des grandes institutions, la communauté haïtienne de Paris, elle, entretient la flamme sur d’autres scènes. Ce week-end, au Théâtre populaire, l’écrivain, avocat et dramaturge Maître Éric Sauray rend hommage à Marie-Claire Heureuse, épouse de Dessalines, figure lumineuse et trop souvent oubliée de l’histoire d’Haïti. Son spectacle, Éloge funèbre de Marie-Claire Heureuse, sera joué en solo les 18 et 19 octobre, comme une veillée théâtrale. À travers une seule voix sur scène, c’est tout un peuple qui parle, toute une mémoire qui se relève. Le théâtre devient tombeau et résurrection, espace de parole et de grâce, rappelant que l’histoire d’Haïti ne se tait jamais, même quand les tambours du présent s’affaiblissent.
Ainsi, de la scène parisienne aux tribunes littéraires internationales, Haïti continue de dire au monde sa dignité. Ses écrivains, ses artistes, ses conteurs dressent la parole comme on dresse un flambeau contre la nuit. Louis-Philippe Dalembert en est aujourd’hui la figure la plus rayonnante, mais autour de lui, toute une constellation d’auteurs confirme que la littérature haïtienne, malgré les déchirures du réel, demeure une promesse de lumière. Le pays chancelle, la misère gronde, mais la langue, elle, reste debout – indocile, lyrique et libre, semblable à une mer houleuse qui, malgré la tempête, continue de chanter.
Dans ce même élan, une autre grande voix haïtienne se distingue cette année : Yanick Lahens, présente dans trois sélections littéraires, dont le prestigieux Prix Goncourt pour son roman Passagères de nuit. Ce geste fort consacre une trajectoire exemplaire : celle d’une femme qui, depuis des décennies, tisse les blessures et les espérances d’Haïti dans une langue d’une beauté âpre et souveraine. Yanick Lahens écrit comme on danse sur un sol instable : avec mesure et audace, elle fait des phrases une chorégraphie de résistances. Son écriture ne cède jamais à la pure élégie ; elle interroge, déplace, creuse, bâtit. Elle forge ses personnages dans la nuit et la lumière, dans les fractures du réel, dans les marges urbaines et intimes. Elle questionne le corps, le genre, la force des femmes, l’ombre des lignées.
En Haïti, elle rappelle qu’un écrivain ne peut pas se réfugier dans une tour d’ivoire : il faut vivre au cœur du chaos, écouter la rumeur du monde et la transformer en parole. Sa leçon inaugurale au Collège de France, Urgence(s) d’écrire, rêve(s) d’habiter, en mars 2019, demeure un manifeste : écrire, pour elle, c’est habiter le monde depuis sa fracture, le guetter, le relier. Yanick Lahens est une lanterne dans la nuit des effacements, une voix qui ranime les mots, qui rappelle les ombres, qui creuse les passés pour les faire vivre dans la phrase. Elle appartient à cette lignée d’écrivains qui font de la littérature non une fuite, mais un retour vers la lumière.
De Dalembert à Lahens, d’Éric Sauray à la foule silencieuse des lecteurs de la diaspora, Haïti, malgré ses blessures, continue de donner au monde des œuvres où la parole devient résistance, où la mémoire s’écrit contre l’oubli. Ces écrivains sont les veilleurs de la nuit haïtienne, gardiens d’une flamme que ni la crise, ni la mer ne peut éteindre. Leur langue, comme leur pays, vacille parfois, mais toujours se relève indomptable, fière et lumineuse.
Maguet Delva
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